Résidences d’artistes, mode d’emploi

Marie-Anne Lorgé

Déjà, pourquoi avons-nous besoin de l’art? La plus célèbre réponse est celle de Stendhal, au retour de sa visite de la basilique Santa Croce à Florence, devant les fresques de la coupole peintes par Volterrano : « J’étais arrivé à ce point d’émotion où se rencontrent les sensations célestes données par les Beaux-Arts et les sentiments passionnés. […] je marchais avec la crainte de tomber. »

Tout le monde n’est pas Stendhal? Certes. Et pas besoin d’aller à Florence ou au bout du monde? Bien sûr. En fait, de l’art, chacun s’en fait une idée, mais, indubitablement, cette idée s’adresse aux sens, à l’intime, aux intuitions et à l’intellect. Tout le monde n’est pas Volterrano? Certes. Mais qui n’aspire pas, plus ou moins secrètement, à cet espace de liberté qu’incarne la création. Un essentiel qui n’est plus à prouver. Et c’est ainsi que des « créateurs dans l’âme » s’engagent, pas pour faire joli, mais pour interroger nos inquiétudes, dénoncer, cogner, sinon soigner, bâtir, (re)mettre en route, réenchanter le monde. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que passer de l’aspiration à un métier, avec des pratiques où exceller, voire à réinventer, relève du parcours du combattant.

C’est dans ce parcours que s’inscrit la résidence. Un outil précieux mais un mot galvaudé, en tout cas, conjugué sur le terrain par des formules multiples. Il n’y a pas de modèle-type résidentiel, pas plus, d’ailleurs, qu’il n’y a de formation-type pour devenir artiste. Or, pour bénéficier d’une résidence, encore faut-être être professionnel (exception faite pour le Casino Display investi dans une formule laboratoire, j’y viens), moyennant quoi, n’importe quel artiste plasticien, danseur, musicien, comédien, est éligible à une résidence… dont l’accès est conditionné par le dépôt d’un dossier de candidature, évalué par un comité de pairs.

Autrement dit, avant d’observer le phénomène – sans doute pas neuf mais à l’évidence en plein essor, en tout cas, curseur de l’évolution du secteur -, il y aurait lieu de rebondir sur les filières formatives : pour rappel, il n’y pas d’école supérieure d’art au Luxembourg (admissible aux titulaires d’un baccalauréat ou diplôme équivalent), toutefois, ce n’est pas le désert, hormis le Lycée des Arts et Métiers, existent des possibilités de style Académie ou de formation continue qualifiante via le portail lifelong-learning center.

Et rebondir aussi sur le statut de l’artiste qui n‘en finit pas de peiner/trébucher, ce qui en dit long sur notre société. En même temps, un pas (sans doute partiel et perfectible) a été franchi quant à l’amélioration des conditions de travail des créateurs par la voie d’espaces adéquats, soit, par les 45 ateliers que, depuis février 2021, l’Etat met gratuitement à disposition de l'Association des artistes plasticiens (professionnels indépendants) du Luxembourg (AAPL), ce, dans les immeubles situés 7-9, rue Auguste Lumière au Verlorenkost.

Vue de l’espace d’exposition au Bridderhaus
Vue de l’espace d’exposition au Bridderhaus © Gilles Kayser

Mais, certes, l’atelier – à l’exemple aussi de la Schläifmillen à Hamm - , ce n’est pas « la » résidence. Du moins pas celle qui nous occupe, dévolue aussi bien aux arts vivants qu’aux arts visuels, en quête d’un lieu qui soit aussi un lieu de vie et d’échanges, qui crée dans la relation et une forme d’hospitalité.

C’est que, parfois, est qualifié de « résidence », le seul fait de loger. D’offrir à un ou plusieurs artistes le gîte qu’un théâtre – le TNL, le TOL… – ne peut assurer pour la durée des répétitions d’un spectacle. Dans ce cas de figure, la dénomination est un tantinet i impropre. C’est néanmoins une fondamentale fonction qu’assume notamment neimënster (Centre culturel de rencontre abbaye de Neumünster). Le TROIS C-L (Centre de création chorégraphique luxembourgeois) y recourt, pour le temps que nécessite le développement d’un national ou international projet « danse » spécifique - c’est ainsi, selon ses besoins, performer ou réfléchir/ se reposer, que la chorégraphe Anne-Mareike Hess oscille entre deux murs, ceux de neimenster (dans le Grund) et ceux de la Banannefabrik (à Bonnevoie), avec sa logistique, ses salles et installations adaptées aux processus du corps en mouvement.

A Esch-sur -Alzette, le Bridderhaus, maison pluridisciplinaire, joue également à l’hébergeur pour les plasticiens de la « Squatfabrik », du nom de ce programme d’ateliers-séjours éphémères (sessions de 3 ou 4 semaines) initié par la Kulturfabrik afin d’offrir une visibilité supplémentaire à la scène locale (en fait, de juin à novembre, chaque « Squatfabrik » accueille un duo composé d'un artiste local et d'un artiste étranger, avec un « Get-Out » final ouvert au public) ; ce projet est désormais soutenu par l'Œuvre Nationale de Secours Grande-Duchesse Charlotte. Notez aussi que la Kulturfabrik tout comme neimmünster développent parallèlement une formule d’artiste-associé à l’année, mais ça, c’est encore une autre histoire.

Autant de lieux, autant d’études de cas élastiques. Dédiés à la création et/ou à un travail de recherche. Avec ou sans obligation de résultat. Solo ou collectif. Avec ou sans partenariat ou mentorat. Et à durée variable. Alors, sans tomber dans l’inventaire à la Prévert, la meilleure façon d’y voir plus clair reste… l’exemple. Il est triple : Casino Luxembourg, neimënster et Bridderhaus. Avec comme point de confluence « l’importance de pouvoir se concentrer, s'immerger dans le monde que tu tentes de créer ».

Lynn Klemmer, 2022 Vue de l’exposition I Will Not Return to a Universe of Objects That Don’t Know Each Other
Lynn Klemmer, 2022 Vue de l’exposition I Will Not Return to a Universe of Objects That Don’t Know Each Other © Mike Zenari

En tant que directeur artistique, Kevin Muhlen a initié le programme de résidences d’artistes au Casino Luxembourg – « parce qu’avoir des artistes à demeure, c’est plus intense » -, y faisant percoler de nouvelles formes, différentes manières d’apprivoiser l’accueil et l’accompagnement, ce, de 2009 jusqu’au laboratoire actuel.

Ainsi, aux résidences de production invitant un artiste à investir le « Casino » 8 à 9 semaines durant (investigations et contacts inclus) en vue d’une œuvre à exposer, élaborée in situ, ont suivi les invitations pour l’espace public, notamment en 2015 avec le collectif espagnol Todo por la Praxis, projetant de faire revivre une place abandonnée du coeur de la ville avec une architecture éphémère, baptisée TAZ – Temporary Autonomus Zone, où favoriser rencontres et apprentissage de langues par le biais… du jardinage. Et, désormais, avec l’ouverture d’un nouveau lieu, le Casino Display en 2021, naît un nouveau concept. Ouvert aux expérimentations et dégagé d’une obligation de production.

En fait, au Casino Display, doté d’un studio, coexistent deux volets correspondant à deux périodes de l’année. D’une part, de mars à juillet, c’est le régime connu d’une résidence pour jeune créatif, qui se pose 6 mois durant. D’autre part, de septembre à février, c’est la mise en orbite d’un inédit « Laboratoire de recherche artistique » - que coordonne Charles Rouleau. Un lieu d’expérimentation. Et de transition, comme une oasis dans le cursus scolaire, comme une académie d’un nouveau genre où six étudiant.e.s issu.e.s de différentes écoles d’art de la Grande Région - dont l’ESAL de Metz (Ecole supérieur d’art de Lorraine), l’ENSAD (Ecole nationale supérieure d’art et de design) de Nancy et la HEAR (Haute école des arts du Rhin) de Strasbourg – font l’expérience du désir de connaissances. Comment ça fonctionne ? Les six candidat.e.s se retrouvent pendant une semaine au Casino Display - logés alors quelque part dans la ville – et ce module de recherche, assorti de séminaires, d’ateliers animés par des intervenants extérieurs et d’un « Open Lab » ouvert au public, se répète trois fois, en septembre (perception/sensation), novembre (action/ réaction) et février (anticipation/ spéculation).

Cerise sur le gâteau, ce « Laboratoire », non (encore) institué, est reconnu comme un cursus complémentaire par les écoles d’où les (futurs) artistes et chercheurs postulent. Comme une filière intermédiaire par rapport aux institutions. Comme la base peut-être d’une école autre…

Lynn Klemmer, 2022 Vue de l’exposition I Will Not Return to a Universe of Objects That Don’t Know Each Other
Lynn Klemmer, 2022 Vue de l’exposition I Will Not Return to a Universe of Objects That Don’t Know Each Other © Mike Zenari

Dans le magnifique cadre de neimënster, face aux remparts du Bock, on est logé et nourri. Ce lieu est le seul à combiner chambres (15 anciennes cellules monacales/carcérales reconverties avec kitchenette, hormis une mini cuisine commune, une infrastructure « hôtel » qu’utilisent prioritairement le TROIS C-L, le TNL, les Rotondes) et ateliers : il y en a 9, l’un équipé d’un sol adapté pour les danseurs, l’autre occulté, tous insonorisés. Depuis 2018, Ainhoa Achutegui, la directrice, analyse les nombreuses ressources pour rencontrer un artiste et s’interroge sur la meilleure formule. Qui sans doute n’existe pas. La recette, « c’est s’adapter aux besoins » et selon Ainhoa, à neimënster, « rien à voir avec l’idée romantique d’immersion », eh oui, exception faite des musiciens, retranchés ensemble le court temps nécessaire à la concrétisation de leur projet, « les artistes rentrent chez eux le week-end, ont leur vie ».

Succinctement, neimënster propose deux types de résidence. De création – avec obligation de résultat. Et de recherche, synonyme d’un besoin de se déconnecter de chez soi « soit pour réfléchir, soit pour être plus efficace », corrélé à un timing variable, étonnamment plus long pour les arts visuels que pour les arts vivants (pourtant plutôt collectifs et chronophages). Avec, à chaque fois, un logement possible mais pas systématiquement sollicité ; par contre, ce qui est requis, c’est un dossier déposé en amont qui « respecte les valeurs de la maison »

Au Bridderhaus, fraîchement inauguré, piloté par Christian Mosar, autre profil. On se tâte entre plusieurs modèles. On fait le tri, sachant que « 2023 sera la vraie phase test pour la maison eschoise ». Ainsi, en projection, il y aura, soumissionné par un jury, un projet de co-développement pour un artiste ou un collectif autour d’une thématique. Et il y aura une curation, soit : une collaboration directe avec une institution à l’étranger (en ce cas, c’est le Bridderhaus qui cherchera le partenaire). Sinon, le schéma actuel qui prévaut, c’est la mise à disposition de deux ateliers pour artistes locaux, sans logement, et c’est l’accueil d’urgence, en l’occurrence d’une artiste ukrainienne. Quant aux huit chambres du lieu, elles assistent deux collaborations, avec l’Ariston (festival théâtral) et avec la Kulturfabrik ; autrement, ou en principe, elles sont attribuées à des projets résidentiels variant entre 2 et 6 mois, normalement non liés à une obligation de production (même si pour la venue, l’an prochain, de deux artistes femmes, une Française et une Taïwanaise, une expo est déjà programmée à la Konschthal Esch, qui promet d’être monumentale).

Voilà. Et tout n’est pas dit. Aussi il y a les programmes de résidence à l’international. Ou envoi de plasticiens luxembourgeois tantôt à la Fonderie Darling à Montréal, tantôt à la Künstlerhaus Bethanien à Berlin (y séjourne actuellement, et jusqu’au 31 décembre, Lisa Kohl, lauréate 22 de l’appel à candidatures offert par Kultur | lx), quand ce n’est à la Cité internationale des arts à Paris ou à New York (dixit l’Edward Steichen Award Luxembourg). Mais ça, c’est un autre chapitre à écrire.

« Si les résidences n’existaient pas, l’évolution de la création serait plus laborieuse, et il y a peut-être des projets qui ne se produiront jamais, qui autrement pourraient se produire. »