Lorsque l’art prend l’air : art et commande publique au Luxembourg

Le gouvernement luxembourgeois aurait-il (enfin) scellé l’alliance des marchés publics et de l’art contemporain ? On est incité à le croire depuis que la loi du 8 mars 2023 est entrée en vigueur et que l’intégration des œuvres à des édifices publics dispose dorénavant de son propre cadre légal. Suivant le modèle de ses voisins européens, cette nouvelle mesure prévoit que 1% du coût de construction d’un bâtiment financé par l’Etat luxembourgeois soit alloué à l’acquisition ou à la commande d’une œuvre d’art exposée in situ. D’un montant plafonné à hauteur de 500 000 euros, l’aide concerne également les réhabilitations, aménagements ou extensions de bâtiments publics. Son but : donner une plus grande visibilité aux artistes bien sûr, mais aussi contribuer à une large sensibilisation du public à l’art contemporain, qu’il soit composé de scolaires, de retraités, d’amateurs attentifs ou de passants curieux. S’adresser au plus grand nombre au moyen d’un contact direct avec une œuvre, tel est bien l’enjeu d’une commande publique.

Ce mariage (arrangé) entre le marché de l’art et les marchés publics nécessite une coopération étroite entre le ministère de la Culture et l’Administration des Bâtiments Publics. Un exercice complexe, fait de concertations interministérielles, de croisement de regards et de compétences complémentaires. Pour chaque projet, un appel à candidatures est publié, puis un Comité artistique constitué d’experts et d’un représentant du ministère de la Culture se réunit pour sélectionner les œuvres, en coopération avec les maîtres d’ouvrage. Au cours de cette procédure, le Comité artistique est secondé par une Commission d’aménagement artistique qui conseille les différents acteurs tout au long du projet. Pour les aider dans cette démarche qui peut être longue voire fastidieuse, un guide a même été publié sur le site du ministère de la Culture à l’intention des artistes et des maîtres d’ouvrage. 

Urban Corals Rocks
© Serge Ecker, Urban Corals

C’est ainsi que de belles réussites sont apparues dans le paysage luxembourgeois, comme la tapisserie confectionnée par Justine Blau pour le Laboratoire national de santé (3,0.1013, 2020) ou les polygones de Serge Ecker disséminés au sein du pôle d’échange Luxexpo (Urban Corals, 2021). D’autres projets remarquables ont vu le jour, que l’on songe au parcours de sculptures conçu cet été par Martine Feipel et Jean Bechameil pour le jardin de la Bibliothèque Nationale du Luxembourg (Futurs possibles, passés probables, 2023), à l’étonnante City Clock (2013) de Trixi Weis à l’entrée de la radio 100,7 ou à l’installation de Tina Gillen au sein des locaux de la Chambre des Députés. Grâce à cette mesure, d’autres équipements publics, comme les hôpitaux, lycées et maisons de retraite, abritent désormais des œuvres et sont devenus de véritables « galeries de proximité ». 

Encore faut-il, une fois celles-ci exposées, faire vivre ces productions dans un espace fonctionnel et attirer l’attention du public par des activités régulières de médiation. Il convient d’être attentif en outre à la conservation et à la protection des œuvres dans le temps. Lorsqu’elles prennent place dans la cité, les œuvres d’art entrent en dialogue avec l’architecture et l’urbanisme ; elles servent le plus souvent à revisiter l’histoire et la fonction oubliée d’un lieu tout en dotant celui-ci d’une valeur symbolique. Ce sont là autant d’aspects à considérer si l’on souhaite produire autour des œuvres une émulation concourant à renforcer l’attractivité touristique de la ville.

Certaines initiatives n’ont toutefois pas attendu l’entrée en vigueur de cette nouvelle loi pour se manifester dans l’espace public. En 1996, Richard Serra avait obtenu une commande prestigieuse de la part du Fonds Kirchberg, auquel l’Américain avait répondu par une sculpture monumentale érigée en plein centre d’un carrefour (Exchange). Entité pionnière au Luxembourg en matière de commande publique, le Fonds Kirchberg est aussi bien à l’origine des stèles de Ulrich Rückriem (Skulptur ohne Titel – Variationen zum Thema Bildstock, 1993) que de l’envolée poétique en plein quartier d’affaires de la Luxembourgeoise Su-Mei Tse (Bird Cage, 2009).

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Futurs possibles, passés probables, Martine Feipel et Jean Bechameil, Martine Feipel et Jean Bechameil, © Patty Neu

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Justine Blau, 3,0.10(13). Wall rug installation. Laboratoire national de Santé 2020 © photos Patty Neu

Sam Tanson multiplie ces dernières années les gestes forts en faveur de la création contemporaine. Son ministère s’est muni en 2021 d’une artothèque, un service destiné à l’acquisition et à la valorisation de sa collection d’Etat, qui ne compte aujourd’hui pas moins de 700 objets d’art, tous supports confondus (dessins, gravures, sculptures). Chaque année, les acquisitions sont effectuées par une commission spécialement nommée sur la base d’un appel à candidatures adressé aux artistes et galeries basés au Luxembourg. Les réalisations de Marco Godinho, Flora Mar, Bruno Baltzer et Leonora Bisagno, parmi d’autres artistes luxembourgeois, ont fait leur entrée dans ce fonds public. 

Depuis février 2021, le Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain mène une programmation, intitulée Casino Display, qui vise à promouvoir de jeunes artistes émergents au moyen de la formation, de la recherche et de projets d’exposition ; des collaborations resserrées seront attendues grâce à des partenariats avec les écoles d’art de la Grande Région ; SAL de Metz, ENSAD de Nancy, HEAR de Strasbourg-Mulhouse et HBKsaar de Sarrebruck. 

Outre les nombreux prix décernés au Luxembourg pour encourager ou soutenir la carrière d’un artiste, des tiers-lieux ont vu le jour dans le sillon de Esch2022, Capitale européenne de la culture. L’inauguration de la Konschthal, en octobre 2021, a contribué à l’essor de l’art contemporain dans l’ancienne capitale des Terres Rouges. Cet espace inédit, qui accueille actuellement l’exposition Flying Mercury de Tina Gillen, s’est entouré de deux autres lieux d’expérimentation : le Bridderhaus, un ancien hôpital converti en lieu de résidences et d’exposition ; et le Bâtiment4, une annexe de l’ARBED transformée en tiers-lieu où l’art est en prise directe avec de nouvelles manières d’habiter le monde (locavorisme, recyclage de vestiges industriels, transmission de pratiques, etc.). A Esch-sur-Alzette s’est aussi implanté le premier écovillage du Grand-duché, où une approche sociale de l’art est menée en direction de publics défavorisés. Des formes d’engagement que le ministère de la Culture souhaite à sa façon encourager en prônant une écologisation générale du secteur. C’est au sein de cet écosystème renouvelé et particulièrement dynamique que s’ouvre cette neuvième édition de Luxembourg Art Week.