Cette interview a été réalisée par Livia Klein.
Capsules de Elsa Salonen & João Freitas
Cette année, vous présentez tous deux votre travail dans la section Capsules de la Luxembourg Art Week. Pouvez-vous nous dire ce que vous y exposez ?
João : Je présente Traces in Suspension, une installation réalisée en collaboration avec la commissaire Atena Abrahimia, composée de matériaux qui révèlent les effets de l’usure, du geste et du temps. L’œuvre explore la manière dont la mémoire et la matérialité interagissent, en laissant les traces d’activités passées persister dans le présent. Untitled (Studio View), une pièce composée de panneaux de plancher en bois provenant de mon ancien atelier, est installée au sol. Ces panneaux portent les marques du mouvement, du travail et des rythmes de la création ; ils avaient été peints en blanc lorsque j’ai emménagé et ont été patinés par des années d’usage.
Au-dessus, sont suspendues des pièces de la série Les Échappées, réalisées à partir de tissus abrasifs dont la texture a été retirée, révélant une forme délicate et instable. En toile de fond, une bâche de façade usée — habituellement utilisée sur les chantiers — est accrochée, redéfinissant son rôle à l’intérieur.
Ensemble, ces œuvres transforment des matériaux fonctionnels ou négligés en porteurs de potentiel, de résilience et d’histoire.
Et vous, Elsa ?
Elsa : Je présente des œuvres issues de deux séries différentes. Plants, Healers: Deep Sleep est composée de plantes médicinales aux vertus soporifiques que j’ai récoltées pendant deux étés, dans ma région natale, l’archipel de Turku, et autour de mon atelier à Berlin. J’en ai extrait les couleurs, les laissant pâles et décolorées. Les pigments ainsi distillés ont ensuite été conservés dans de l’isomalt transparent et présentés dans des récipients en verre de laboratoire, aux côtés des plantes désormais blanches et pressées.
Depuis des siècles, les guérisseurs s’appuient sur les herbes médicinales. Dans la tradition finlandaise des tietäjät(voyants/guérisseurs), la connaissance de la plante médicinale nécessaire était souvent transmise par un esprit durant le sommeil.
Heavenly Wooded Area (Coloursheds), quant à elle, présente des fragments d’arbres et des ossements d’animaux recueillis dans les forêts finlandaises, ainsi que des couleurs extraites ou broyées à partir de ces éléments.
Dans le culte de la nature finlandaise, de nombreux arbres anciens, imposants ou à la forme singulière étaient considérés comme sacrés. On pensait qu’ils servaient de médiateurs entre ce monde et l’au-delà. Ces arbres sacrés étaient censés être liés aux esprits des défunts et des animaux chassés. Cette série constitue ma première note — une sorte d’étude chromatique — autour de ce vaste sujet.
Je constate que vos pratiques respectives dialoguent avec des matériaux porteurs de leur propre histoire. Quel rôle la mémoire contenue dans la matière joue-t-elle pour vous ?
Elsa : C’est l’un des rôles principaux. J’extrais les couleurs des fleurs, qui deviennent alors pâles et incolores. Les pigments ainsi obtenus sont ensuite conservés de différentes manières et exposés aux côtés des fleurs blanches. Je peins également avec des pigments naturels, qui définissent le message conceptuel de chaque œuvre. Je prépare ces pigments en broyant une grande variété de matières premières — météorites, os d’animaux, coquillages — ou en extrayant des couleurs à partir de plantes médicinales, de champignons ou d’algues. Chaque matériau contient un savoir unique : ses « expériences » propres déterminent le message conceptuel de l’œuvre.
João : Je me sens très proche de cette manière de penser. Je crois que la mémoire et l’acte de création sont étroitement liés. Les matériaux ne sont pas neutres. Ils possèdent des histoires distinctes, liées à leurs modes de production, aux processus qui les ont façonnés, à leur origine, ou encore aux traces laissées par leur usage et par le temps. Comme le dit Elsa, ils détiennent un savoir unique.
Lorsque je travaille avec ces histoires, je réalise que je ne pars jamais de zéro : je construis sur ce qui existait déjà. Ce n’est pas de la nostalgie, mais plutôt une manière d’utiliser le passé des matériaux pour imaginer de nouvelles possibilités. Parfois, je cherche à révéler les traces déjà présentes ; d’autres fois, je pousse la matière vers de nouvelles formes où son histoire se dissimule. Dans tous les cas, la mémoire ajoute une profondeur, en reliant l’œuvre à un ensemble plus vaste plutôt qu’à un seul instant.
Vous semblez donc penser que les matériaux possèdent leur propre agentivité ?
João : Je ne considère pas les matériaux comme passifs. Chacun possède ses propres caractéristiques et tendances. Ils peuvent résister, surprendre, voire me rediriger. Quand je travaille avec eux, c’est une conversation plutôt qu’un contrôle. Ils me guident autant que je les guide. J’apporte une idée, mais le matériau y répond à sa manière, et l’œuvre finale naît de cet échange. Leur agentivité ne réside pas dans une intention, mais dans la façon dont ils influencent et transforment le résultat. Ce processus partagé, c’est ce qui donne vie à l’œuvre.
Comment cela se manifeste-t-il dans ta pratique, Elsa ?
Elsa : Je te rejoins, João. Tu as très bien décrit cette communication avec la matière. Pour moi aussi, l’agentivité du matériau est l’un des noyaux thématiques de ma pratique.
Mon travail s’inspire de l’interprétation artistique de l’alchimie — qui explore l’univers à travers les matériaux naturels — et de l’animisme, notamment dans le culte finlandais de la nature.
L’alchimie et l’animisme partagent une même vision : percevoir toute la nature environnante comme vivante et sensible. Ces visions du monde sont essentielles à ma pratique artistique. Je crois donc, à un certain niveau, que la conscience est une qualité omniprésente de toute matière physique.
Parlons davantage de vos projets dans le programme Capsules. Vos œuvres sont toutes deux présentées en vitrine. Comment avez-vous abordé cette idée d’exposer dans un tel contexte ?
João : Dès le départ, nous avons décidé de ne pas traiter la vitrine comme un « cube blanc ». L’espace lui-même est en transformation, avec des traces de rénovation et de construction visibles. Nous avons voulu embrasser cet état intermédiaire, en laissant les œuvres dans une forme de work in progress. C’est une façon de reconnaître que les matériaux sont eux-mêmes en transition constante, porteurs de mémoire et de potentiel.
Elsa : Au début, j’étais un peu hésitante, mais cela a changé lorsque j’ai vu les images de l’édition précédente. J’ai été impressionnée par le soin apporté à la curation et par la manière dont chaque lieu avait été choisi pour correspondre aux œuvres. Maintenant, je suis vraiment enthousiaste — c’est un cadre aussi inhabituel que stimulant.
Quel type de rencontre imaginez-vous pour les passants qui ne s’attendent pas forcément à voir de l’art à cet endroit ?
Elsa : Pour moi, cela peut être n’importe quelle réaction : l’indifférence, la curiosité, la surprise, le plaisir. Je ne vise pas une réponse spécifique, mais je les accueille toutes. Cela me semble encore plus vrai avec Capsules, où les œuvres s’inscrivent dans un espace public partagé.
Et toi, João ?
João : J’espère provoquer une petite rupture dans le quotidien, ne serait-ce qu’un instant de pause. Même si les passants ne rentrent pas, peut-être commençeront-ils à remarquer les traces laissées par les processus naturels et humains, et réfléchiront-ils à la façon dont même les matériaux les plus banals portent en eux une histoire.
Pourquoi avoir choisi ces œuvres spécifiques pour Capsules ?
João : Nous voulions sélectionner des pièces capables de dialoguer avec l’espace et de mettre en avant la notion de transformation. C’est pourquoi l’installation comprend des textiles suspendus, les anciens panneaux de sol de mon atelier en guise de base, et une bâche de façade comme fond. Chacun de ces éléments porte déjà les marques du travail et du temps, et ensemble, ils redéfinissent la vitrine en une sorte de scène.
Elsa : Pour ma part, il s’agissait de présenter des œuvres qui continuent à résonner fortement en moi, mais aussi de prendre en compte des aspects pratiques, la disponibilité et les dimensions des pièces, par exemple. Je voulais que la sélection soit à la fois récente et personnelle.
Vous avez tous deux parlé de transformation et de traces. J’aimerais aller un peu plus loin : comment abordez-vous chacun la question du temps dans votre travail ?
Elsa : J’ai abordé le temps sous l’angle du « temps profond », celui des pierres et des météorites. Beaucoup des pierres que j’utilise comme pigments dans mes œuvres sont bien plus anciennes que l’humanité elle-même. Les œuvres peintes à la poussière de météorite, quant à elles, évoquent la théorie scientifique de l’origine des éléments présents dans les organismes vivants, formés dans des étoiles anciennes aujourd’hui disparues.
João : Je vois les traces du temps à la fois comme des preuves et comme un potentiel. Les matériaux ou objets qui ont déjà vécu, qui portent des histoires et des marques subtiles de leur passé m’attirent ; ils dégagent une certaine chaleur. Je les considère presque comme des êtres à part entière, sincères, avec leurs cicatrices et leur attitude. Peut-être que la dimension physique de mon travail est aussi une façon de ressentir le temps autrement : une friction entre la matière et mon corps, faite d’effort, de fatigue, d’échange d’énergie.
Et si l’on élargit la réflexion à la relation entre les humains et leur environnement, pensez-vous que nature et culture peuvent encore être séparées aujourd’hui, ou sont-elles devenues indissociables ?
João : Je crois que nous avons toujours un impact sur les lieux que nous considérons comme « naturels » ou « intacts ». Du changement climatique à l’expansion urbaine, même les petites actions peuvent avoir de grands effets, comme l’effet papillon. Cela inclut aussi ce que nous faisons en ligne. Même si certains espaces restent encore peu touchés, nature et culture sont de plus en plus imbriquées, évoluant et réagissant constamment l’une à l’autre. Reconnaître cet enchevêtrement nous pousse à repenser ce que nous devons à l’environnement et comment nos actions affectent le monde.
Je vis à Bruxelles, où de nombreuses initiatives ont été lancées ces dernières années pour verdir la ville : création de zones piétonnes, limitation de la vitesse à 30 km/h dans tout le centre… Ces mesures ont considérablement amélioré la qualité de l’air et favorisé l’émergence d’espaces publics avec des points d’eau. Ce changement a aussi modifié la façon dont les habitants interagissent avec ces lieux et en prennent soin. Du moins, c’est ce que j’espère.
Et toi, Elsa ?
Elsa : Cela dépend bien sûr de la façon dont on définit le mot « nature ». Dans certains contextes, nature et culture sont inséparables — par exemple, si l’on pense aux bactéries de notre intestin et à la manière dont elles influencent notre humeur. Dans d’autres cas, « nature » peut simplement désigner le parc boisé à la lisière de la ville. Pour moi, tout dépend du contexte.
En quoi voyez-vous vos œuvres comme un commentaire sur notre époque ?
Elsa : Je crois qu’aucune œuvre d’art ne peut être créée sans refléter l’époque dans laquelle elle naît, que ce soit consciemment ou non. J’explore des thèmes qui répondent à mes propres interrogations, sans me demander s’ils sont d’actualité, et pourtant ils résonnent souvent chez les autres, car nous partageons beaucoup des mêmes préoccupations contemporaines. Par exemple, reconnaître la nature environnante comme vivante et sensible, comme le font l’alchimie et l’animisme, aurait un impact profond sur l’avenir de la planète.
João : Mon travail est avant tout un dialogue avec la matière. J’utilise des matériaux rejetés ou fragiles, du papier imbibé de pluie, des restes industriels comme du Tetra Pak ou du contreplaqué, et je leur applique des gestes à la fois violents et délicats. Ces blessures, visibles à la surface, leur donnent aussi une nouvelle peau, une seconde ou troisième vie. Le travail résiste à la logique du déchet et de la surproduction.
L’acte de récupération peut être pratique, mais aussi symbolique : c’est une manière de reconnaître que même les objets les plus ordinaires et abîmés conservent une mémoire et un potentiel de renouveau. Les matériaux que j’utilise portent les marques du temps, des intempéries et de l’intervention humaine, tout comme nos vies sont façonnées par des forces extérieures. La transfiguration, plutôt que la destruction, est l’objectif de cette transformation : empêcher la disparition, préserver l’éphémère. Peut-être est-ce un petit espoir : que de ce qui est usé, brisé ou abandonné, puisse encore émerger quelque chose de nouveau, fragile, mais persistant.
Et si l’on se tourne vers l’avenir, João : quel rôle imagines-tu pour la matérialité dans l’art — et peut-être même dans la pensée — des décennies à venir ?
João : Le toucher humain et l’intention dans la matière se distingueront, selon moi, dans un monde de plus en plus façonné par l’intelligence artificielle et la fabrication numérique. La matérialité restera une composante essentielle de notre manière de penser, de nous relier et d’interagir avec le monde.
À travers mon travail personnel mais aussi avec le collectif auquel je participe — un trio appelé muesli, où nous expérimentons avec des matériaux changeants et réactifs — je crois que dans une société toujours plus rapide, la matérialité continuera d’offrir un espace de présence et d’attention, en invitant à la contemplation du souvenir, du changement et des liens subtils entre les êtres humains et le monde matériel.
Tu es d’accord avec ça, Elsa ?
Elsa : L’avenir est difficile à imaginer, il ne cesse de surprendre l’humanité. Il est vrai que beaucoup de tendances artistiques émergentes s’appuient sur les nouvelles technologies, comme l’impression 3D ou l’intelligence artificielle. On peut donc dire que l’avenir est « cyborg » (rires). Plus sérieusement, je m’attends à voir de grands progrès dans les recherches sur la conscience. Aujourd’hui déjà, les neurobiologistes des plantes découvrent des preuves des capacités sensorielles végétales. Peut-être qu’un jour, les générations futures mèneront des études similaires, peut-être même sur les pierres.
Enfin, qu’aimeriez-vous que les visiteurs retiennent de la découverte de vos projets à Luxembourg Art Week ?
Elsa : Dans le meilleur des cas, j’aimerais que certaines personnes soient touchées comme je l’ai été par les œuvres de mes artistes préférés. Mais je n’attends pas qu’ils repartent avec une idée précise, chaque spectateur est libre de prendre de cette rencontre exactement ce dont il a besoin.
João : J’aimerais que les visiteurs repartent avec une conscience plus aiguë des matériaux, qu’ils remarquent comment même les objets les plus ordinaires ou oubliés peuvent contenir une mémoire, porter les traces du temps et être transformés en quelque chose de nouveau. Si l’installation peut susciter ce type de réflexion, même brièvement, alors elle aura atteint son but.